L'Union européenne contrainte de jouer  l'apaisement
Géorgie:  l'Europe piegée
 
Ni  sanctions ni affrontement direct : divisée, l'Europe a trop besoin de  la Russie  comme fournisseur, client ou partenaire pour s'opposer frontalement à Moscou.  D'autant que les dirigeants russes ont fait du refus des pressions extérieures  l'axe de leur politique 
 « Poutine  dirige la  Russie comme Staline mais vit comme Abramovitch, le plus riche  des oligarques. Avec ses somptueuses résidences, ses juteux comptes en banque à  l'étranger et son appétit pour les actifs hors frontières, la nomenklatura russe  est très sensible à ce qui pourrait rendre impossibles ces signes extérieurs de  richesse. C'est là qu'il faut frapper !»  Editorialiste au «Financial Times», Christia Freeland pense avoir trouvé la  meilleure façon de répondre à l'annexion par la Russie de l'Ossétie du Sud et de  l'Abkhazie avant, peut-être, la mainmise sur l'Ukraine : frapper là où ça fait  mal, c'est-à-dire au porte-monnaie. Et à la russe : à la tête du client. Refus  de visas, exigence de transactions transparentes lors des achats de biens  immobiliers, abrogation des privilèges fiscaux, gel des avoirs en Europe peuvent  pourrir la vie des dignitaires du nouvel empire dont une cinquantaine  d'entreprises sont cotées au London Stock Exchange.
 Naïveté  ? Pas plus que la menace inconsidérée de «sanctions». Les experts qui  connaissent les risques de rupture d'un équilibre fragile savent que les  sanctions représentent souvent la plus mauvaise riposte à la force. Ni l'Union  européenne ni la  Russie n'ont intérêt à rompre. L'Europe hausse le ton, mais  elle a besoin de la  Russie pour régler les problèmes de l'Iran et du terrorisme  international, et elle dépend à plus de 55% du gaz et du pétrole de Gazprom.  La Russie  prétend ne pas craindre une «nouvelle guerre froide», mais elle n'a pas  retrouvé les attributs de l'autonomie à laquelle elle aspire. Place, donc, à une  riposte graduée... éventuellement efficace. 
 «La  puissance de la  Russie demeure relative par rapport à celle de l'Europe :sa  démographie est trois fois et demie moins forte, ses dépenses militaires dix  fois moins importantes et sa puissance économique quinze fois  inférieure»,  souligne l'entourage de Bernard Kouchner. Et le cliché «l'Europe, combien de  divisions ?» est aussi stupide que de mesurer la force de la Russie à l'aune de sa  production pétrolière. Une vision que partage Denis MacShane, ancien ministre  britannique des Affaires européennes : «Cessons de regarder la Russie avec des lunettes  roses : avec une population équivalente à celle du Bangladesh et un PIB égal à  celui du Brésil, elle a tout à perdre de mesures de rétorsion ciblées et d'un  isolement.» 
  Mais  utiliser les armes de la diplomatie moderne en frappant au coeur les oligarques,  fer de lance du capitalisme russe et principe actif d'une modernisation au  canon, suppose au préalable un consensus de toutes les capitales européennes.  Car la force de la  Russie, c'est la division de l'Europe. D'un côté, les anciennes  colonies de l'Union soviétique (Pologne, République tchèque, Etats baltes),  renforcées par la  Grande-Bretagne; de l'autre, l'Allemagne, l'Italie et, dans une  certaine mesure, la  France, interlocuteurs privilégiés et davantage enclins à  dialoguer avec l'ours russe. 
 Cette  fracture de l'Union offre au couple Medvedev-Poutine l'occasion d'enfoncer un  coin entre ceux qui le craignent et ceux qui croient avoir besoin de lui. Lundi,  à Bruxelles, au sommet extraordinaire convoqué par Nicolas Sarkozy, les  Vingt-Sept ont réussi à donner l'illusion d'un consensus en décidant une mise  sous observation de la  Russie. Mais leur union est fragile, d'autant qu'à propos de  l'adhésion de la  Russie à l'OMC,  Organisation mondiale du Commerce - dont Poutine affecte aujourd'hui de minorer  les avantages - le camp occidental se fissure. L'Amérique, qui parle aujourd'hui  d'interrompre ses discussions sur le désarmement nucléaire avec Moscou, veut lui  fermer la porte alors que l'UE, plus prudente, soutient son adhésion. Pour «donner au commerce ses chances de fonder la  démocratie», explique Peter Mandelson, commissaire au Commerce extérieur.  Que l'Europe choisisse de «continuer à  commercer avec la  Russie comme elle le fait avec la Chine, tout en engageant le dialogue  avec la société civile, ou qu'elle opte pour une politique de soutien actif à  la Géorgie,  sans action punitive mais avec une aide aux institutions démocratiques et un  engagement plus fort dans la région», comme le suggère MacShane, la  réponse politique au coup de force russe relève en tout cas de la «chirurgie  fine». 
 «En  surréagissant - Bernard Kouchner dément avoir jamais parlé de «sanctions» -,  l'Europe risque en effet la surenchère du clan des nationalistes-militaristes  russes revanchards, proches du FSB  [l'ex- KGB], alors que le parti  «occidentaliste», composé en majeure partie d'acteurs économiques déstabilisés  par la crise géorgienne, rêve de reprendre la main», explique un  diplomate. L'objectif : des relations amicales pérennes, moyennant la  reconnaissance par Moscou de ses obligations de grande puissance vis-à-vis de la  démocratie ? Cela aurait pu être l'affaire de l'axe franco-allemand, enfin  recréé et proposant lors du sommet UE-Russie du 14 novembre un «partenariat  stratégique» renouvelé par rapport à la mouture de 1997, conclue à une époque où  la Russie  n'avait pas encore retrouvé sa place sur la scène internationale. Mais lundi les  Vingt-Sept ont décidé de différer ces négociations. 
 Realpolitk  ? Trop optimiste, juge pour sa part Marie Mendras, politologue au CNRS : «Dès lors que les Russes ont mis le conflit  avec la  Géorgie sur le terrain militaire, les Européens, silencieux  lors des «conflits gelés» où ils espéraient le maintien du statu quo sans crise  ouverte, sont en état de choc. Pas question d'envoyer leurs soldats contre des  soldats russes. Ne restent désormais que les instruments de la diplomatie et  delà politique, autant dire une marge de manoeuvre réduite à l'égard d'un pays  qui a fait de sa non-soumission aux influences extérieures l'axe de sa politique  étrangère.» L'Europe piégée, condamnée à la gesticulation, avec à la clé  le retour à la guerre froide ? «La  fluidité de la réalité contemporaine, née de la mondialisation, empêche un  retour au cloisonnement de la grande période de la guerre froide et du  communisme triomphant, tempère Eric Chevallier, conseiller spécial de  Bernard Kouchner. Aujourd'hui, le  mouvement naturel des capitaux, des biens, des personnes et des technologies  tisse des liens inextricables.»
 «Un gel des investissements et des  mouvements, renchérit MacShane, serait une catastrophe pour un pays encore  émergent qui a besoin de s'affranchir de sa rente pétrolière et gazière s'il  veut éviter le sort peu enviable de l'Algérie ou du Venezuela.» Ces  intrications fournissent des leviers aux Européens. Tout comme les producteurs  ont besoin de consommateurs, les Européens, dotés d'une politique énergétique  commune, peuvent aussi peser sur le géant Gazprom, qui ne vend que 15% de son  gaz hors d'Europe. 
 «Comme  en algèbre, les équations se lisent dans les deux sens. Les Européens ont besoin  du gaz russe, mais les Russes ont besoin des Européens pour moderniser leur  production ou exploiter leurs réserves. Voyez le partenariat entre Total et  Gazprom pour exploiter, en mer de Barents, le champ de Chtokman, l'une des plus  grandes réserves de gaz du monde»,  rappelle l'éditorialiste Alexandre  Adler - qui oublie la manière dont BP a été évincé sans façon par son  partenaire russe TNK en Sibérie. Le récent dévissage de la Bourse de Moscou (-32% en  trois mois), l'envolée des taux d'intérêt et la fuite des capitaux occidentaux en août  (15 milliards de dollars, le plus fort  reflux depuis la crise financière de 1998), dans un pays qui faisait  jusqu'ici figure d'eldorado pour BMW, L'Oréal ou Enel, donnent en tout cas les limites d'une  politique autoritaire, rétive aux valeurs démocratiques de la communauté  internationale.
 Indifférence  aux pressions politiques, sensibilité aux contraintes économiques ?  
 A  terme, la  Russie a davantage besoin des capitaux et de la technologie  occidentale que d'ambassadeurs à l'Otan ou à Bruxelles, voire d'un siège au  Conseil de l'Europe ou au G8. Mais la réalité d'aujourd'hui - un baril très  haut, 580 milliards de dollars de réserves en or et en devises et une croissance  de 8% - lui donne un sentiment d'invincibilité. Vis-à-vis des investisseurs  étrangers, Moscou a peut-être perdu la guerre des images. Mais la défiance des  marchés pèse-t-elle vraiment pour un empire qui préfère encore l'apparence de la  puissance et l'isolement à l'Etat de droit et à l'ouverture à l'extérieur ?
 Jean-Gabriel  Fredet
Le Nouvel  Observateur
 
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